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Chroniques

Chronique n° 6


Agro-écologie et agriculture biologique

Par Roland Vidal

Le dernier documentaire de Marie-Monique Robin, Les moissons du futur1, commence par une question qui revient souvent depuis quelques années : « l’agriculture biologique peut-elle nourrir le monde ? ». Deux ans plus tôt, Bruno Lemaire, alors ministre de l’agriculture, avait clairement répondu « non » lors d’un débat télévisé que M-M. Robin reprend en introduction de son documentaire2, celui-ci s’affichant clairement comme un complément de réponse à la position du ministre. Appuyé sur des témoignages sérieux, et notamment celui d’Olivier de Schutter, rapporteur aux Nations Unies, le documentaire se termine par une réponse tout aussi claire : « oui, l’agro-écologie peut —et doit— être la solution d’avenir pour nourrir la planète ».

Mais la question et la réponse parlent-elles vraiment de la même chose ?

Forte du succès des Moissons du futur —au demeurant un beau film—, M-M. Robin s’adresse aux autorités publiques et tout particulièrement à Stéphane Le Foll, et obtient de ce dernier qu’il sollicite la recherche agronomique française, qui est sous son autorité, pour établir un état des lieux de leurs avancées sur le sujet. En réponse à la demande du ministre, Marion Guillou, ancienne directrice de l’INRA, produit en mai dernier un rapport de 168 pages intitulé « Le projet agro-écologique : Vers des agricultures doublement performantes pour concilier compétitivité et respect de l’environnement »3. La recherche agronomique française, et notamment celle de l’INRA, s’intéresse effectivement depuis longtemps à l’agro-écologie, et les chercheurs —qui ne sont pas tous à la solde des multinationales de l’agrochimie comme on l’entend parfois— ont beaucoup à dire sur le sujet.

Mais ce qui surprendra certains lecteurs c’est que, dans ce rapport, pas un seul paragraphe n’est consacré à l’agriculture biologique. On peut d’ailleurs faire le même constat en lisant celui d’Olivier de Schutter, publié en décembre 2010, intitulé “Agroecology and the Right to Food”4.

Pourtant, le mot agro-écologie est souvent utilisé comme synonyme d’agriculture biologique, notamment dans le documentaire de M-M. Robin où les seules expériences européennes présentées sont bios alors qu’il n’est jamais question des expériences agro-écologiques conduites par l’INRA.
La confusion entre les deux expressions peut se comprendre pour les hispanophones qui appellent la bio « agricultura ecológica ». Elle se comprend surtout par le fait que l’écologie occupe bien plus de place en tant que posture idéologique qu’en tant que science, et que les écologistes militants sont le plus souvent des adeptes de la bio. Mais cette confusion peut aussi être bien plus douteuse, lorsqu’elle émane de ceux qui se disent « agrologues » et dont on se demande si leur discipline n’est pas quelque peu à l’agronomie ce que l’astrologie est à l’astronomie.

Car les tenants de l’agriculture bio ont parfois du mal à se départir de la part obscure de leurs origines. Si les racines agrariennes, réactionnaires et passablement pétainistes5, sont marginalisées depuis la montée en puissance, dans les années 1970, d’une écologie de gauche, les références à l’astrologie, aux cycles de la lune, au potions miraculeuses qui favorisent l’intervention bénéfique des forces cosmiques et telluriques6, sont encore présentes dans bien des courants de l’agriculture biologique. On comprend que les chercheurs de l’INRA, hormis peut-être les sociologues, aient du mal à se pencher sur de telles pratiques, que leurs défenseurs se gardent bien de soumettre à des protocoles expérimentaux susceptibles d’être validés scientifiquement.
Faut-il en conclure, comme le font implicitement une bonne partie des documentaires sur le sujet, que la dimension écologique de l’agriculture ne les intéresse pas ?

Ce serait faire bien peu de cas de l’éthique de la recherche française. Car s’il est une activité humaine dont l’avenir dépend de l’environnement, c’est-à-dire du socle sur lequel elle s’exerce, c’est bien l’agriculture. Et les recherches sur le sujet sont nombreuses, comme en atteste le rapport de Marion Guillou. Ces recherches n’ont pas pour objectif de valoriser des formes marginales d’agriculture alternative mais de préparer l’évolution future de l’ensemble de l’agriculture française en l’orientant vers une plus grande durabilité. L’agriculture biologique y a sa place7, comme terrain d’expérimentation particulièrement propice à l’innovation, mais elle n’est pas la seule à constituer ce qu’on appelle, scientifiquement, l’agro-écologie.

À l’opposé de cette approche scientifique, des rumeurs totalement invérifiées laissent entendre que certaines formes de ces agricultures alternatives seraient dix fois plus productives que la conventionnelle8, laissant entendre que si tous les agriculteurs français ne s'y sont pas déjà convertis, c'est parce que les institutions, prisonnières des lobbies de l'agrochimie, le leur interdisent. Loin de servir les intérêts de l’agro-écologie, ces rumeurs —très nombreuses sur Internet— nourrissent un clivage qui tend à opposer le grand public à l’agriculture française, à ses chercheurs, mais aussi à ses praticiens qui, ne l’oublions pas, ne sont pas bios pour la plupart d’entre eux. Elles dissimulent aussi les vrais progrès qui sont réalisés, par exemple en agroforesterie9, pour obtenir une productivité importante tout en réduisant drastiquement les intrants de synthèse.

Réduction drastique, mais pas forcément suppression totale. C’est peut-être là toute la différence entre agro-écologie et agriculture biologique, la première ne bénéficiant pas d’un label permettant d’accéder à un marché préférentiel.
Mais laquelle des deux a le plus de chance de s’imposer à grande échelle ?

On peut se demander aussi laquelle des deux est de nature à inquiéter vraiment les lobbies de l’agrochimie… et si ces derniers ne trouvent pas leur compte dans l’expansion médiatique d’un autre lobby, celui du bio-business et de ses complices involontaires. Plus la bio sera présentée comme miraculeuse, plus elle s’enfermera dans sa position économiquement marginale. Et plus on en parlera, plus elle fera d’ombre à l’agro-écologie scientifique, la seule qui puisse vraiment inquiéter Monsanto…


• On trouvera une définition très complète de l’agro-écologie sur le dictionnaire en ligne de l’INRA, consultable ici.

• Pour en savoir plus sur l’histoire de l’agro-écologie, lire l’article de A. Wezel, S. Bellon, T. Doré, C. Francis, D. Vallod, C. David : « Agroecology as a science, a movement and a practice. A review », in Agrononomy and Sustainable Development. 29 (2009) 503–515. Téléchargeable ici.

• Pour en savoir plus sur l’agriculture biologique, lire Le Buanec B. (et al.), 2010, Agriculture biologique, regards croisés d’un groupe de travail de l’Académie d’Agriculture de France. Téléchargeable ici. Les mêmes auteurs ont publié aux éditions Quae Le tout bio est-il possible ? 90 clés pour comprendre l’agriculture biologique. Présentation sur le site de l’éditeur ici.

Notes

1 : Consultable sur Youtube. M-M. Robin a aussi publié un ouvrage portant le même titre aux éditions La Découverte.
2 : Émission Mots croisés - Du poison dans nos assiettes ?, présentée par Yves Calvi sur France 2, le 21 février 2011. Consultable sur Dailymotion.
3 : Guillou Marion (dir.) : Le projet agro-écologique : Vers des agricultures doublement performantes pour concilier compétitivité et respect de l’environnement. Téléchargeable ici.
4 : Téléchargeable en plusieurs langues ici.
5 : Voir Christine César « Les métamorphoses des idéologues de l'agriculture biologique », Ecologie & politique 1/2003 (N°27), p. 193-206. Consultable ici.
6 : Terminologie employée par Rudolph Steiner, concepteur de l’anthroposophie et de l’agriculture biodynamique.
7 : Voir L’INRA et l’agriculture biologique, des recherches dédiées, des recherches mobilisables. Téléchargeable ici.
8 : Une de ces exploitations miraculeuses, citée par Gilles Clément (interviewé dans le journal Hum, humeurs, humus, humain, Le voyage à Nantes, 2013) nourrirait 80 familles sur 5 hectares, c’est-à-dire qu’elle serait environ 20 fois plus productive que l’agriculture conventionnelle qui utilise 3000 m2 pour nourrir chaque Français. Quant on sait que les produits bio se vendent plus cher sur le marché, on peut se demander où sont les vrais productivistes…
9 : Voir les résultats étonnants obtenus dans le Gers par l’Association française d’agroforesterie, UMR System, INRA Montpellier, consultables ici.






Chronique n° 5

Le jardinage est-il un modèle pour l’agriculture ?

Il est fréquent d’apercevoir dans le flot médiatique des plaidoyers pour faire des pratiques du jardin alimentaire une source d’inspiration pour les pratiques agricoles. Ils sont issus  autant de l’opinion citoyenne des jardiniers amateurs que des milieux de l’aménagement urbain (architecture, urbanisme, paysagisme) ou du militantisme écologiste.
En s’appuyant sur une critique des  risques sanitaires et environnementaux que font encourir à la société les pratiques de l’agriculture et l’horticulture conventionnelle, ces discours font valoir des arguments justes. Ils mettent en avant le recours nécessaire à une éthique du soin du milieu cultivé vivant : des sols, des plantes, des animaux et des chaînes alimentaires qui leur sont liés. Leurs références sont autant littéraires (par exemple les textes du jardinier tchèque inspiré qu’était Karel Chapeck ou de l’agriculteur militant Pierre Rabhi –« L’oasis en tout lieu ») que scientifiques ou parascientifiques (les agricultures raisonnée, intégrée, biodynamique et biologique, la permaculture, l’agroécologie, l’agroforesterie, etc.).

Car ces plaidoyers ne dissocient pas les bonnes manières d’habiter la Terre de celles d’y produire des biens agroalimentaires et énergétiques pour tous et sans risques. Ils font du milieu cultivé (sol, climat, plante, homme) un bien commun, une ressource commune fragile, un patrimoine transmissible localement, au delà des logiques de production des biens privés et publics et de l’économie mondialisée. Ils appellent avec constance à une gouvernance éclairée des territoires ruraux et urbains, et à une visibilité  de tous leurs acteurs.
Et ils ont raison.

Pourtant ces discours peuvent devenir de moins convaincants et se noyer dans le buzz médiatique quand ils perdent leur rigueur argumentaire en invoquant par exemple la figure des paysans. La (petite) paysannerie, un artisanat remarquable avec un niveau de vie modeste, voire pauvre, avait un sens historique et social qu’elle n’a plus en Europe et de moins en moins dans les pays en voie de développement. Les agriculteurs et les horticulteurs de métiers ne se reconnaissent pas en général dans le terme béatifié de paysan, car leurs choix et leurs modes de production relèvent de la culture de l’entreprise agricole et ils en sont fiers. Ils investissent et ont des dettes comme la plupart des entrepreneurs, recherchent des profits et tirent parti librement des logiques économiques de la Politique Agricole Commune en Europe.

 Personne ne contraint aujourd’hui un agriculteur à une production alimentaire ou énergétique, laquelle s’inscrit toujours dans un contexte marchand. Chacun est libre de son choix de vie tant en faveur des agricultures alternatives que conventionnelles. Chaque agriculteur est libre d’échapper aux lobbys de l’agroalimentaire et des services à l’agriculture ou de s’inscrire dans des mondes professionnels à risques. Le refus des rebelles et des résistants doit cependant être respecté car il dérange les lobbies et permet de déstabiliser les croyances scientistes au progrès indéfini par les technologies nouvelles.

Les nostalgies et utopies paysannes rassurent, mais elles n’apportent pas de solutions crédibles et durables aux questions alimentaires et énergétiques locales et mondiales. Il faut cependant mettre à part les agricultures patrimoniales qui sont des situations respectables de transition des exploitations agricoles. Elles sont favorables à des expérimentations alternatives, mais ne peuvent s’abstraire d’un contexte national, politique et économique, au Nord comme au Sud. Ce qui explique bien des disparités, mais ne les justifie pas.
Le discours critique des utopistes se brouille également quand il fait de l’agriculture biologique ou assimilée, un modèle universel, une idéologie bienfaisante[1]. Certes l’agriculture conventionnelle n’est plus recommandable sous ses formes dévastatrices de l’environnement et de la paysannerie traditionnelle. Sans doute l’agroindustrie draine t-elle une grande partie des fonds publics européens. Mais les modèles agroécologiques ou biologiques ne peuvent constituer que des horizons alternatifs souhaitables, des voies à expérimenter, non des doctrines dogmatiques, pas plus au sud qu’au nord.
 La liberté d’entreprendre sans nuire à autrui et aux biens communs de toutes sortes devrait rester la base éthique simple et minimale de la production agricole. Et la possibilité de vivre d’une petite ou moyenne exploitation familiale qui nourrit ses clients directs et proches devrait rester aussi légitime que celle d’une grande exploitation agroindustrielle éclairée qui travaille à l’exportation.

Le jardin n’est donc un modèle planétaire que pour ceux qui lui attribuent des vertus fonctionnelles rassurantes idéales. Ils le présentent alors comme le lieu du soin jardinier attentif et du respect souhaité des processus écobiologiques et de la vie végétale et animale. Car, dans l’imaginaire humain, le jardin reste la métaphore universelle d’un monde idyllique que chacun tente de réaliser à sa mesure. Mais chacun, dans son monde, doit rester libre de s’en inspirer ou de se tourner vers d’autres modèles.

Car le monde réel à venir n’est ni une promesse de jardins de plaisir, ni une perspective d’apocalypse environnementale dont il faudrait se protéger. Il est sans doute moins important de militer pour faire de la Terre un gigantesque et utopique jardin que de se demander quels modes d’adaptation, de résilience, les Terriens vont mobiliser pour faire face aux conséquences du réchauffement climatique inéluctable. Ce qui se produira, nolens volens, dans le cadre nécessaire des marchés locaux et mondiaux.
Pour les mondes agricole et horticole professionnels, les marchés ne sont ni hégémoniques, ni menaçants. Ils font partie des outils de l’entreprise. L’échange entre les hommes, sous toutes ses formes, libres ou encadrées, économiques ou spirituelles, restera l’outil principal de la recherche du bien-être individuel. Car le consommateur et le producteur de produits agricoles ne sont pas des êtres stupides, inconscients et irrationnels dans un univers chaotique de libéralisation du commerce international.
Ces caricatures, et les imprécations qui l’accompagnent souvent, masquent la conscience que chacun à du monde qu’il habite. Elles font oublier que chaque agriculteur et chaque jardinier disposent en général de sa liberté de penser sinon d’agir par et pour lui-même et ses proches, et de choisir ses pratiques de production et de consommation, comme ses employeurs et ses clients. Ils encourent alors, ou font encourir aux autres, des risques connus ou inconnus selon leurs choix de conscience.
Ces situations, qui se traduisent parfois par des crises sanitaires et sociales récurrentes, appellent les pouvoirs publics à jouer le rôle difficile de la Providence. Elles favorisent les idéologies, les prophéties et les communautarismes.  Et ne débouchent sur de véritables sorties de crise que si le débat public éclaire de manière démocratique l’opinion et la décision publique.
Ce qui n’est pas souvent le cas.
Le modèle esthétique, écologique et nourricier du jardin soigné, rassurant et providentiel fournit un modèle  respectable mais limité du travail productif avec la nature respectée, avec le système écologique complexe que constituent les sol, les plantes et les animaux. L’éthique du jardinier n’est pourtant d’aucun secours pour penser la prévention des maux à venir du fait du réchauffement climatique : les déplacements de populations littorales (dans les grands deltas surtout) du fait de la montée des eaux car les deux tiers de la population mondiale vivent à moins de 200 kilomètres des côtes, l’accroissement des activités cycloniques en Asie, l’assèchement du climat méditerranéen, la désertification des milieux sahéliens, la dégradation des systèmes agricoles et halieutiques dans les milieux tropicaux, etc. Cette éthique est inutile dans bien d’autres crises sanitaires, économiques, de l’emploi, environnementales, etc. Les jardins communautaires et partagés, entre autres modes amateurs et artisanaux, ne sont en pratiques que des palliatifs nécessaires pour accroître la résilience des populations urbaines marginalisées.
Car les soins à apporter par chacun aux habitants de la planète, s’ils doivent sans conteste s’appuyer d’abord sur des actions locales, situées et responsables (y compris à l’échelle des jardins) ne peuvent se passer du cadre du droit et de l’économie nationale et internationale. Même si les négociations  et les conventions entre pays sont lentes, beaucoup trop lentes et frisent parfois l’impuissance.

Non la Terre n’est pas un jardin à mieux soigner, mais l’idée du soin et du bien-être que symbolise le jardinage et le jardinier est suffisamment évocatrice et vraie pour s’en servir sans modération, tout particulièrement dans le monde agricole et horticole.

Octobre 2013



[1] Marc Dufumier, Gil Rivière-Wekstein, Thierry Doré, Agriculture biologique :espoir ou chimère ? Le Muscadier, Paris, 2013, 128 p.

Chronique n° 4

Les paysages de la rivière des parfums à Hué (Viêt Nam)

par Pierre Donadieu et Nguyen Vu Minh


Les touristes viennent au Viêt Nam pour de multiples raisons, et en particulier celle d’admirer certains paysages spectaculaires comme ceux de la baie d’Ha Long à l’est d’Hanoi et de Haïphong, ou de la rivière des parfums à Hué. En écoutant leurs guides, les visiteurs européens se rendent compte très vite que, dans la culture vietnamienne, les paysages matériels visibles, les sites (can quanh ou phong canh en vietnamien) ne sont pas interprétés de la même façon qu’en Europe, leurs significations spirituelles et légendaires sont essentielles.

Dès le jardin de son hôtel, garni d’impressionnants bonzaï, le touriste occidental s’aperçoit que la relation locale à la nature diffère de la sienne. Et en regardant attentivement, il distingue deux types d’objets ornementaux : des bonzaï au sens strict (des arbres nanifiés dans un pot ou un petit bac) et des grands bacs remplis d’eau (d’environ un mètre de long et cinquante centimètres de large) avec un rocher central plus ou moins couvert de fougères et de végétaux  ligneux, de  cinquante centimètres à un mètre de haut : les non bô.

Japonais, le mot bonzaï  dérive des termes chinois penjing qui signifie paysage en pot et penzai, planter dans un pot. Cette technique, qui est aussi un art, fut utilisée par la dynastie Han (-206 à 220 av. J.-C.), puis diffusée dans toute l’Asie, notamment au Japon avant d’arriver en Europe à la fin du XIXe siècle. Elle cherche à évoquer la puissance de l’arbre, parfois la forêt en les miniaturisant selon des modalités esthétiques codifiées.

En revanche l’interprétation des non bô, que l’on trouve également en Chine, relève du shan shui qui en chinois signifie montagne-eau. Dans la cosmologie taoïste chinoise, le shan shui est un mode collectif et élitiste d’appréciation de la nature en tant que paysage à contempler. Dès le IVe siècle, les peintures de paysage appelées shan shui représentaient des montagnes, des arbres, des rochers, des cascades, des lacs et des rivières, formes qui dans la spiritualité taoïste ont un sens cosmologique. La montagne est yang et l’eau est yin, ces deux principes associés gouvernant l’harmonie recherchée du monde.

Dans les jardins de la ville moderne de Hué, comme dans ceux de la cité impériale de cette ville, édifiée par les empereurs de la dynastie Nguyen au XIXe siècle, les compositions shan shui (ou son thuy en vietnamien) sont très fréquentes. Elles représentent le macrocosme de la nature sous la forme d’un microcosme symbolique. Elles ne disent pas un paysage particulier, mais évoquent comme dans la peinture shan shui, par association et résonance, la poésie et la cohérence mythique de la nature, le caractère sacré des montagnes qui jaillissent vers le ciel des divinités. Le paysage est d’abord cosa mentale.

Le paysage du shan shui a également inspiré l’art des jardins en Chine et au Vietnam en donnant un sens cosmologique à l’organisation de l’espace. À quatre kilomètres de Hué, sur la rive gauche de la rivière des parfums, dans le jardin de la pagode de la Vieille Dame céleste (Thien Mu), une composition jardinière reprend les symboles shan shui. Elle associe un rocher-montagne couvert de fougères, semblable à celui des non bô, des pins nanifiés et normaux, un modeste temple et une petite pelouse soigneusement tondue traversée par un mince ruisseau qui la traverse en serpentant. Le touriste amateur de jardins y reconnaît les ingrédients des jardins chinois décrits par William Chambers (1726-1796) et le père Cibot (1727-1781). Il ne peut cependant trancher sur l’origine de l’exquise pelouse : exportation des lawns anglais associés aux jardins anglo-chinois, ou tapis végétal conforme à l’histoire culturelle du lieu ?

À l’extérieur de la cité impériale, mais dans la citadelle, un autre jardin retient l’attention des visiteurs. Au centre d’un vaste bassin, une île de forme carrée est accessible par un petit pont. Au centre un important pavillon abrite les tables d’un café, et sur les rives une galerie couverte en tuiles laisse passer le regard vers d’autres bassins au nord de la cité. Dans deux des angles de l’île, un jardin un peu délaissé réunit un rocher-montagne en partie masqué par des arbres, quelques jeunes aréquiers et pins, une table blanche de jardin avec un parasol et de nombreux pots de fleurs. À nouveau tous les signes du paysage shan shui sont réunis. Jadis, les empereurs aimaient venir y méditer, loin de l’agitation publique de la cité.

Le voyageur prend un cyclopousse jusqu’au mausolée funéraire de l’empereur Tu Duc à sept kilomètres de Hué. Il régna de 1848 à 1883 au moment où les Français commençaient à prendre pied sur ce qui allait devenir l’Indochine coloniale. Au bord du lac Luu Khiem, un pavillon d’agrément en bois sculpté, très fatigué aujourd’hui, accueillait l’empereur et ses favorites. De l’autre côté de l’eau, il pouvait apercevoir, lui barrant l’horizon, une île imposante faite avec les déblais du lac qu’il avait fait creuser. Sur l’île envahie par les arbres, des rochers sombres simulent une montagne magique qui se dresse vers le ciel. L’empereur n’était-il pas l’intercesseur de son peuple auprès des divinités célestes ?

Les touristes embarquent sur les sampans qui les conduisent, sur la rive gauche de la rivière, au mausolée-parc de Minh Mang, empereur de 1820 à 1841. Cernés par les montagnes boisées, les vastes lacs de Trung Minh et Tan Nguyet sont couverts de fleurs de lotus, et les dragons sculptés protecteurs hérissent les toits et les balustrades des escaliers. Les impressions de paix et de beauté sont celles ressenties dans un parc paysager européen. Le paysage shan shui est perceptible ici à l’échelle d’un site de plusieurs dizaines d’hectares.

Les touristes reprennent leurs sampans vers Hué, passent sous l’imposant et récent pont routier qui contourne la ville vers Da Nang, et longent plusieurs chantiers de dragages des sables de la rivière. À gauche sur les rives, les villages ruraux, leurs cultures de mais, d’arachides, et leurs vergers, plus haut les sommets boisés des montagnes inhabitées par les hommes, à droite, entre ciel et eau, une étroite bande inondable de petites parcelles cultivées, devant eux la pagode du temple de la littérature (Van Mieu) consacré à Confucius, et plus en aval encore des temples bouddhistes et deux églises catholiques.

Montagne et eau, le paysage poétique de la rivière des parfums est bien au rendez-vous. Il se fait entendre par la musique des cigales sous les pins et le souffle fatigué des moteurs des sampans. L’encens des temples en est le parfum religieux et la moiteur de l’air la respiration à peine perceptible.

Entre montagnes et rivière, entre montagnes et mer, la perception des paysages de la rivière des parfums pour la population vietnamienne ne se comprend qu’en fonction d’un double héritage, celui historique de la culture chinoise du paysage shan shui, et celui de la fondation légendaire de l’identité nationale du peuple viet. Celui-ci serait issu des cent enfants mâles du roi dragon Lac Long, qui vivait dans un palais marin, et de la belle Âu Co Immortelle originaire des montagnes. Ne pouvant rester unis, ils se séparèrent avec chacun la moitié de leurs enfants et donnèrent naissance aux deux peuples du Vietnam : celui de la montagne (les soixante ethnies) et celui, démographiquement dominant, de l’eau, des plaines et des rizières (les Kinh).

Mais cette tension entre la montagne et l’eau, entre le yang et le yin, ne suffit pas à rendre compte de la diversité des paysages de la vallée, tels qu’ils sont perçus. Elle est le fond culturel sur lequel s’ajoutent les sens contemporains des lieux de mémoire : de la présence  tutélaire chinoise, du royaume de Champa, de la dynastie Nguyen (la Citadelle et la cité impériale), de la colonisation française (les quartiers Phu Nhuan, Vinh Ninh, An Cuu, Phu Hoi), de la guerre du Viêt Nam, etc. Quant aux touristes non asiatiques, nourris des promesses iconographiques et littéraires des guides et des agences de voyage, ils cherchent à savoir s’ils éprouvent autant d’intérêts face aux sites réels qu’à la lecture des brochures touristiques. Ils sont certes dépaysés, ce qu’ils attendent, en ont-ils pour autant remarqué des paysages singuliers, lesquels et avec quels sens pour eux-mêmes ? Il faut leur demander.

mai 2013








Chronique n° 3


Doit-on respecter les plantes ?

par Pierre Donadieu

Autrement dit, d’un point de vue éthique, les plantes ont-elles suffisamment d’intérêt en elles-mêmes, pour être jugées dignes de considération, d’estime et d’attention au même titre que les humains et les animaux ? Chacun s’accorde en effet dans la plupart des législations pour protéger les végétaux parce que leur santé est menacée (protection sanitaire des plantes cultivées), ou parce que leur disparition est prévisible et nuit à l’intérêt national ou international (conservation de la biodiversité). Dans ces deux cas c’est l’intérêt d’un tiers humain qui est en jeu, et non la plante en elle-même.  Et l’idée même de lui accorder une considération morale peut-être jugée ridicule. Il est en effet contre-intutif d’admettre la dignité et la respectabilité des plantes. Si ces idées sont admissibles, c’est en les justifiant par le raisonnement et les faits.

Peut-on admettre que leur intégrité de créature vivante doit être respectée (ne pas cueillir une fleur, ne pas briser une branche, ne pas modifier leur génome) ? En Suisse, la Commission fédérale d’éthique pour la biotechnologie dans le domaine non humain (CENH) admet dans les conclusions de son rapport La dignité de la créature dans le règne végétal « à l’unanimité tout acte de nuisance arbitraire envers les plantes comme moralement répréhensible », et « à la majorité de ses membres, que l’instrumentalisation  totale des végétaux (d’un ensemble, d’une espèce ou d’un individu)  requiert une justification morale »[1]. Le sujet suscite donc des débats et des controverses chez nos voisins. Dans cette même commission une majorité ne s’oppose pas à la brevetabilité des plantes et à leur modification génétique.

Un premier argument pour ne pas écarter les végétaux de la communauté morale est de faire le constat irréfutable que les plantes appartiennent comme les humains et les animaux au monde vivant. Ils s’en distinguent par la fonction chlorophyllienne et en général leur ancrage dans un substrat, mais sont semblables aux niveaux cellulaires et moléculaires. Si les végétaux doivent être respectés, c’est du fait de valeurs qui leur sont propres, supposant un respect moral, sachant que les végétaux sont utiles aux hommes (aliment, énergie, protection, décor) et aux animaux (aliment). Peut-on alors avoir une attention autre qu’utilitaire ou instrumentale pour un végétal nécessaire à la survie et à la vie des autres espèces ?

Le CENH admet deux autres valeurs : la valeur relationnelle (le sens symbolique et esthétique attribué aux plantes) et la valeur morale (la considération pour leur intégrité en tant qu’individu ou ensemble). Dans les débats de la commission, et en dépit des divergences, la valeur morale en soi des plantes concerne d’abord leur nature d’être vivant respectable. Non qu’elles soient susceptibles de souffrir comme les animaux et les humains, mais parce que ces derniers peuvent affaiblir ou détruire leur capacité de reproduction. Les végétaux, individus ou populations, doivent au moins survivre aux activités humaines et animales qui en dépendent. Ils font partie des biens communs (comme l’air, l’eau, etc.) et leur disparition ou leur altération nuisent aux autres êtres vivants, directement ou indirectement. Aussi à ce titre, une attention humaine, une précaution ou une réserve leur sont dues.
Un second argument moral existe : les végétaux sont, en tant que vivants, des êtres sensibles physiologiquement (ils réagissent et résistent plus ou moins aux variations de leurs milieux) bien qu’incapables de conscience, de vie intérieure ou de souffrances (dans l’état actuel de nos connaissances). De ce fait, respecter leur capacité adaptive et de développement, leur autonomie, et donc leur intégrité individuelle et collective (qui est leur bien propre), est bénéfique à tous, tant que ce respect n’est pas préjudiciable (pullulation, plantes allergènes, adventices, intoxication, etc.).

S’il est possible ainsi de fonder rationnellement une dignité du végétal, et donc un droit théorique du végétal à être respecté en tant que tel, le recours possible aux autres valeurs sociétales qui le concernent (utilitaires, relationnelles) semble limiter la portée morale de cette respectabilité. En d’autres termes, l’intégrité adaptative d’une plante, individu ou collectif, moralement respectable  et reconnue par certains  peut ne pas être respectée. Et, dans ce cas, la survie de l’espèce ou de la variété n’est pas assurée. Cultivé, naturalisé ou spontané, le végétal ne conquiert sa respectabilité, et donc sa dignité, que s’il perdure dans la biosphère avec les autres êtres vivants. Ceci en restant à la fois l’objet d’utilités matérielles et d’imaginaires, et le sujet d’une intégrité et d’une cohérence organique fonctionnelle en tant que partie des écosystèmes. Même si la plupart des végétaux sont doués d’une forte capacité reproductive, il faut admettre que bien des espèces ont disparu ou sont menacées. Non parce qu’elles n’étaient ou ne sont pas respectables, mais parce qu’elles sont ignorées ou méconnues. Il s’agit donc de négligence !

En revanche, on peut se demander, comme Sylvie Pouteau[2], si l’on peut vivre selon les plantes, si leur intégrité adaptative, leur autonomie, leur aptitude à la résilience ne peuvent inspirer l’éthique de nos modes de vie. Capable d’assimiler directement l’énergie grâce à la photosynthèse, de puiser l’eau et les sels minéraux dans le sol ou l’air, et d’être recyclé  comme matière organique à nouveau mobilisable dans les sols, la plante n’offre t-elle  pas le modèle organique de ce que les sociétés humaines peuvent faire pour se reproduire sur cette planète ? L’agro pastoralisme et l’agroforesterie ne sont-ils pas préférables à l’agrochimie destructrice des sols et des eaux ? Les agricultures dites biologiques à celles qui ne le sont pas ? les semences produites par les agriculteurs à celles imposées par les entreprises internationales ? La production sur le sol naturel au hors sol ? Les territoires recherchant grâce aux productions végétales de proximité leur autonomie énergétique et alimentaire aux marchés mondialisés par l’Organisation Mondiale du Commerce ? La vie avec le végétal plutôt que sans, par exemple dans les prisons ?

L’être vivant végétal est déjà consubstantiel aux activités humaines, mais pas partout, pas pour tous, ni pour les mêmes raisons, et plus selon ses valeurs utilitaires et relationnelles que morales.  Si on associe ces trois valeurs, et si chacun choisit librement ce qu’il est capable de faire et d’être, la planète n’apparaît pas comme un jardin botanique planétaire utopique, mais comme un monde commun réel, ni écocentré, ni anthropocentré, mais écosociocentré, un monde où la morale du vivre ensemble s’appuie autant sur son organicité que sur les imaginaires qui permettent de l’habiter.

Un exemple : Je peux accepter de respecter le voisinage d’un champ de blé à trois conditions. Il est cultivé selon les techniques agroécologiques et agroforestières, sans pesticides et selon des assolements régénérateurs de la fertilité des sols, accueillants pour les oiseaux et les insectes (respectabilité de la plante dans un milieu écologique durable). Il fournit localement une farine labellisée pour produire un pain de terroir (respectabilité économique). Le champ de blé crée, grâce aux arbres plantés sur les parcelles, un paysage agréable à regarder et à parcourir selon des sentiers de promenade où je peux rencontrer l’agriculteur (respectabilité sociale et esthétique).  Ce champ de blé autant que la plante elle-même, qui me rassurent et m’enchante, sont alors dignes de ma considération. Cette dignité est une conquête, une construction individuelle et collective, rendue nécessaire par la réduction généralisée du sens des plantes à leurs utilités fonctionnelles ou relationnelles (nourrir, construire, soigner, jardiner, décorer, etc.). Quand les plantes et leur milieu invitent au respect, elles ne sont plus seulement des instruments de profit économique, de santé ou de plaisir visuel pour les humains, mais leur deviennent consubstantielles. L’homme-plante, à la fois matériel et spirituel, devient un être fusionnel. Peut-être perd-il alors le recul nécessaire au sentiment de considération du au monde végétal ?

Le monde humain peut donc respecter le monde végétal pour deux raisons majeures qui ne relèvent pas de l’usage qui en est fait : l’ intégrité nécessaire des individus et des populations en tant que corps vivants associés à un milieu naturel ou cultivé, et le modèle qu’il offre en tant qu’êtres et milieux vivants à forte résilience quand ils sont pensés et gérés pour cette finalité.

Plus brièvement dit, selon ce point de vue, chaque épi du champ de blé, que j’ai pris en exemple, est respectable (digne de ma considération), parce que le milieu de vie qu’ils m’offrent ainsi qu’à mes voisins est compatible avec le projet de l’agriculteur et le devenir humain de la planète. Dois-je pour autant accepter les adventices de cette culture ? Non, à condition que ces espèces préjudiciables continuent de vivre dans les espaces plus accueillants pour elles comme, entre autres, les réserves naturelles nationales et régionales.



 



[2] Chargée de recherches à l’Institut de la recherche agronomique, Institut Jean-Pierre Bourgin, INRA AgroParisTech, coordinatrice de l’ouvrage Génétiquement indéterminé, le vivant auto-organisé, éd. Quae, 2007.












Chronique n°2


Faut-il se méfier des produits agroalimentaires ?

La crise sociétale contemporaine ne se limite pas à ce qui est vu. Qui ne se soucie pas aujourd’hui de ce qu’il avale ? Les peurs alimentaires se propagent grâce aux médias et aux publicités péjoratives (des aliments sans ceci ou cela …). Elles motivent la tendance d’une minorité de consommateurs à se rassurer avec les produits de l’agriculture biologique ou de proximité. Cette méfiance est-elle justifiée ou infondée ? Faut-il y voir les conséquences d’une rumeur ou bien des indices d’un danger sanitaire collectivement sous-évalué ? Il n’y a pas de fumée sans feux ! rappelle le dicton.

Qu’ont dit à ce sujet les experts de la recherche scientifique, les associations de consommateurs et les entreprises de l’agroalimentaire concernées, réunis par l’Académie d’agriculture de France le 21 mars dernier  à Paris ?
D’abord que la santé des Français ne cesse de s’améliorer avec l’accroissement de leur espérance de vie, mais que leur doute et leur inquiétude relatives à la qualité de l’alimentation sont légitimes. D’un côté la qualité de leur alimentation n’a cessé de s’améliorer au cours de l’histoire et de l’autre les médias les informent sur les risques alimentaires, les alertent, mais ne les rassurent pas. Comment, en effet, les consommateurs peuvent-ils faire la part de ce qu’il faut croire et se défier, par exemple à propos de la toxicité possible des résidus de pesticides dans les aliments (« La contamination des aliments reste à un haut niveau, avec 65% des fruits et 39% des légumes contenant des résidus en moyenne en Europe selon le plan de surveillance » écrit l’association Générations Futures le 13 mars 2013[1]) ?

Les experts réunis par l’Académie insistent ensuite sur la nécessité de comprendre rationnellement cette suspicion montante des consommateurs. Les uns conseillent de repérer les causes de l’anxiété, qui est un sentiment qui n’obéit pas à la raison, et rappellent la confusion fréquente de notions : le risque sanitaire n’est pas le danger dont on peut se prémunir en déterminant ses causes et en le prévenant. Et la fraude sur la composition des aliments n’est pas nécessairement accompagnée de risque sanitaire. Les autres affirment que l’information sur le ressenti, le perçu (comme dans la prévision météorologique) a sans doute atteint ses limites. Dans tous les cas, les informations sur les étiquettes ne suffisent plus à dissiper la méfiance des consommateurs vigilants, ni en indiquant l’absence d’une substance chimique suspectée, ni en informant sur la provenance géographique. Le repli vers des produits à label « biologique » ou de proximité plus rassurants devient alors un choix logique.

Comment alors rétablir la confiance des consommateurs dans les décisions des pouvoirs publics et les affirmations des chercheurs, sur lesquelles s’appuient les producteurs, les industriels et le commerce agroalimentaire ?

D’abord, disent les experts, mieux informer le consommateur sur les étiquettes, car il est  le seul à pouvoir décider ce qui est bon ou mauvais pour lui. Si l’information ne le satisfait pas, s’il ne comprend pas les messages, la communication est mauvaise et la méfiance s’installe. Faire un audit sur la traçabilité des produits alimentaires en Europe pourrait sans doute rassurer mais jusqu’à quel point ?  Mettre en commun au niveau institutionnel (le Conseil national de l’alimentation) ce qui doit être communiqué, ce que les acteurs de la filière alimentaire font bien, l’expliquer rationnellement à tous, et en évaluer la validité scientifique sera certainement une bonne pratique à condition d’impliquer les associations de consommateurs. In fine, aller vers le « zéro mépris du consommateur » et le tenir comme une parti-prenante essentielle de la reconquête de la confiance apparaissent essentiels.

Est-ce suffisant pour faire cesser les doutes et les peurs alimentaires toujours contagieuses ? Peut-on faire disparaître des craintes et des peurs qui échappent à la raison ? Est-il raisonnable de chercher à le faire ?
Comme le montre l’histoire de l’alimentation humaine, il est logique de se méfier des aliments que nous  ne connaissons pas ou mal. Ce que nous faisons spontanément quand nous changeons de culture culinaire, car nous nous appliquons un principe universel de précaution. Tant que notre système alimentaire, avec ses règles, ses obligations et ses interdits ne changent pas, l’impression de sécurité perdure. Au contraire, quand le consommateur ne sait plus d’où viennent ses aliments, quand la production et la consommation de masse banalisent les produits, et que des crises alimentaires sporadiques surviennent, les conditions les plus anxiogènes sont réunies[2]. Dans ce contexte, il serait d’ailleurs surprenant que le consommateur continue massivement à faire confiance à un système alimentaire qui a changé, et qui ne lui donne plus les garanties sanitaires attendues. Surtout quand les médias, reprenant des résultats scientifiques, incitent à se méfier de certains aliments (avec OGM notamment), et rappellent  régulièrement la consommation record de pesticides en France.

La peur de l’intoxication alimentaire a en fait succédé, dans la plupart des pays développés, à celle de l’insuffisance alimentaire. Cette dernière n’y a pas disparu et y réapparaît d’ailleurs en période de crises économiques. Comment alors décider de l’innocuité ou de la toxicité d’un aliment ? Cette question est en principe l’objet des normes validées par les pouvoirs publics.
Dans l’Union européenne, la stratégie de sécurité alimentaire et d’hygiène des denrées alimentaires est fondée sur des normes réglementaires, une prise de décisions fondée sur des avis scientifiques autorisés, et des politiques publiques de contrôle. Mais comme l’indique la méfiance récurrente des consommateurs, cette politique ne suffit pas.

Tant que des controverses scientifiques subsistent (sur l’innocuité des OGM par exemple), et que des doutes planent (sur les conséquences possibles des résidus de pesticides dans les aliments sur la santé), il semblerait logique que les consommateurs avisés participent à la construction de nouvelles cultures alimentaires et culinaires (agricultures et jardinages biologiques et de proximité notamment, AMAP, mouvement Slow Food, etc.).  La confiance ne pourra revenir que si l’information des consommateurs ne se limite pas à des messages unilatéraux (ceci est bon ou mauvais pour vous), mais s’accompagne d’une réelle communication réactive avec les industriels, les commerçants et les producteurs. Le système agroalimentaire est aujourd’hui trop fragmenté en segments indépendants, et mondialisé pour ne pas inspirer le soupçon ou la défiance.

Pour que les agriculteurs dits conventionnels regagnent la confiance des consommateurs, il leur faudra changer de pratiques et adopter les modèles agroécologiques et agroforestiers. Ce qui demandera beaucoup de temps pour quitter les modèles agrochimiques de l’agriculture conventionnelle. Il leur faudra également inventer de nouveaux paysages agricoles qui indiquent aux consommateurs par leurs caractères visuels que les produits végétaux et animaux qui y sont élaborés sont à la fois inoffensifs, de haute qualité gustative, et contribuent à la qualité environnementale des sols, des eaux et de la biodiversité.
Si le premier niveau du système alimentaire : la production végétale et animale n’est pas fiable pour le consommateur, le reste de la filière ne le sera pas ou peu. Et pour qu’il le soit, et de manière durable, il devra l’être avec les habitants et les visiteurs des milieux ruraux et périurbains, qui sont également des consommateurs. Le monde agricole a la possibilité de se reterritorialiser, de se penser comme partie prenante d’un monde commun local[3], et non seulement sur le modèle économique des entreprises industrielles exportatrices. Le monde habitable de demain sera un monde de la confiance alimentaire de proximité, ou restera celui du soupçon. Au choix !

Pierre Donadieu





[3] Jean Viard, Nouveau portrait de la France, la société des modes de vie, La Tour d’Aigues, L’aube, 2011.




Chronique n°1

Nouvelle crise des paysages ?

par Pierre Donadieu

Les sciences des paysages s’appuient sur des méthodes et des concepts analytiques qui objectivent les savoirs et leur donnent un caractère universel, partageable. Chaque discipline universitaire (géographie, histoire, économie, écologie, technologies, arts graphiques, architecture de paysage, etc.) donnent ainsi accès à des représentations du monde, et le plus souvent à des modalités d’action sur les mondes matériel et immatériel. Chaque savoir académique associe ou sépare deux modes de compréhension des phénomènes perçus par les hommes : l’explication et l’interprétation, c’est-à-dire l’approche scientifique des faits et de leurs causes (pourquoi), les modalités de l’action qui en découlent (comment) et l’interprétation des relations humaines au monde perceptible qui change (quelle cohérence pour chacun).
Les approches scientifiques et technologiques, qui prévalent dans les sociétés du XXIe siècle, ouvrent larges les portes de l’action et du savoir. Cependant, elles ont souvent l’inconvénient de réduire la polysémie usuelle des mots pour les transformer en concepts univoques. Ainsi de la notion de paysage qui signifie différemment pour le peintre, l’écrivain, le géographe, l’agronome, l’écologue, le pédologue, le botaniste, l’ornithologue, l’anthropologue, le paysagiste, l’architecte, le touriste, etc.
Ce qui disparaît avec l’univocité de la notion de paysage dans les sciences de la terre et de la vie, c’est la possibilité de rendre compte des scènes et formes du monde ambiant en tant que symboles, de montrer leurs sens qui dépendent du sujet percevant (du spectateur ou de l’acteur). Car c’est lui qui choisit le contexte d’interprétation de ce qu’il perçoit (comme dans la lecture d’un texte).
Mais la différence avec un texte (dans la linguistique structurale de A.J. Greimas, 1966), c’est que le fragment de texte lu est intentionnel et impose un contexte qui induit le sens univoque des mots plurivoques, alors que le fragment de paysage vu n’est pas en général intentionnel, n’a pas été conçu et réalisé pour être compris par d’autres, sauf dans le cas des jardins et de l’architecture, et plus rarement des œuvres urbaines. L’interprétation directe du paysage n’est pas alors close sur un texte (poétique, journalistique ou scientifique) ou une oeuvre artistique de référence qui fait modèle d’appréciation, mais reste ouverte.
Pour que la symbolique du texte apparaisse, le lecteur doit en dépasser le sens littéral (l’isotopie du texte pour Paul Ricœur), pour en atteindre le sens figuré, allégorique ou métaphorique. Il en est de même pour le spectateur de paysage disponible à ce qui lui apparaît, sans limites de contexte interprétatif. 
Dans l’anthropologie politique du paysage d’Yvan Droz, le paysage est représentation, et le sens attribué à une scène (à une image) dépend de la posture paysagère de celui qui parle. Il peut adopter plusieurs postures : par exemple exprimer ses intérêts pour un paysage de montagne enneigée, successivement comme skieur (loisirs, sports), comme propriétaire foncier (valoriser sa parcelle) et comme amateur de nature sauvage, et avouer des embarras entre des sens contradictoires.
Bien que le paysage ne soit pas un texte écrit, il est possible de rendre compte à la fois des structures paysagères objectives qui existent indépendamment de l’observateur (comme dans les structures de la parenté chez les sociétés totémistes étudiées par Claude Lévi-Strauss), et de décrire les affects et les représentations des paysages avec les méthodes des sciences sociales (enquêtes quantitatives ou qualitatives). En disséquant les interprétations de la parole de chacun selon sa singularité, en explicitant leurs significations symboliques et esthétiques, et en les objectivant, en atteint-on pour autant le sens universel d’un paysage, une subjectivité partageable attribuable à une structure paysagère ou à un motif paysager, s’ils existent ?
Rien n’est moins sûr, car l’émiettement des interprétations d’un paysage donné ne plaide pas pour leur cohérence. Chacun y trouve les valeurs qu’il y projette selon des couples : esthétique (beauté/laideur), ou éthiques (richesse/pauvreté, justice/injustice, sacré/profane, sécurité/insécurité, confort/inconfort, mémoire/amnésie, dignité/indignité, identité/anomie, etc.), ce qui signifie qu’il existe pour soi de bons et de mauvais paysages, et qu’il n’est pas inutile de faire un détour par ce que P. Ricœur dit de la symbolique du mal. Est-ce applicable à la malédiction admises de certains paysages comme les friches industrielles, les terrains vagues, les ruines, les entrées commerciales de villes, les carrières, les plaines agricoles monotones, etc.
Le philosophe explique (p. 389) que le mal existe dans nos sociétés occidentales sous deux formes : magique (le mal comme souillure) et éthique (le mal comme péché, transgression et culpabilité). Dans tous les cas, écrit-il « C’est toujours à partir d’un signifiant de premier degré, emprunté à l’expérience de la nature – le contact, l’orientation de l’homme dans l’espace – que se constitue le symbole du mal. ». La déviation, l’errance, la chute, la tache, le poids sont des mots symboliques qui appellent dans un second niveau symbolique « une situation de l’homme dans le Sacré : un être souillé, pécheur, coupable ». Ce second sens symbolique est donné par le sens littéral.
Sans doute P. Ricœur analyse-t-il les textes bibliques et ceux de leurs commentateurs, oeuvres qui sont très éloignées de celles de nos sociétés profanes. Mais on peut se demander si les «mauvais » paysages d’aujourd’hui ne jouent pas le rôle de symboles modernes du mal originel, et de ses avatars historiques. Si le cosmos chrétien peut être divinisé, il peut aussi être satanisé, et le mal-être de l’homme se traduire par un mal-faire, une malfaisance, une production incohérente et inharmonieuse du monde humain. Un argument peut être produit à l’appui de cette hypothèse. La peinture de paysage, d’inspiration réaliste (flamande) ou mythologique (italienne) née dans une société catholique, a créé et transmis des modèles de belle nature esthétisée ou artialisée (Alain Roger, Court traité de paysage, Gallimard, 1997). Ces modèles picturaux ont été récusés par la religion réformée, attentive à une relation directe du croyant avec la nature instaurée par Dieu (c’est du moins l’hypothèse que fait le sociologue Jean Viard, Penser la nature, L’aube, 1990/2012). 
Dans les deux cas l’idée religieuse que la nature (ou le paysage) est idéalement belle et bonne, suppose que celle-ci peut-être souillée, agressée, enlaidie, et que dans la société moderne, il est possible de corriger ces maux par des actions artistiques et techniques (le paysagisme, la protection de la nature). Car dans la tradition biblique, à la suite de Saint Augustin, l’homme, tiré de l’humus, de la glèbe, est le point d’émergence du mal dans le monde, il en est responsable et doit réparer. Vision pénitentielle du monde qui ne s’impose pas dans le monde asiatique du confucianisme et du taoïsme, en dépit des importations occidentales de techniques paysagistes.
Si l’on suit l’idée que l’intérêt pour la notion bienfaisante de paysage en Occident – tout particulièrement dans la convention européenne du paysage de Florence de 2000 – est issu de la symbolique du mal, il faut admettre que la symbolique du bien, du bien commun paysager, se manifeste dans les paysages, les lieux, les sites, les édifices, valorisés, reconnus et transmis.  Ce qui passe par les expériences conjuguées des sens (je ressens), et de l’intellect (je comprends, je juge). Est-ce aussi simple ? Certainement pas. On peut, en toute liberté, tromper l’ordre établi, contourner les règles (d’urbanisme ou d’environnement par exemple), et s’adosser aux pouvoirs politiques pour engendrer des paysages discutables ou condamnables.  On peut aussi en toute transparence légale et sociétale, produire des chefs d’œuvre paysagers (le viaduc de Millau par exemple).
Historiquement l’idée du mal paysager ne semble émerger qu’avec la modernité : les premiers trains au début du XIXe siècle, qui troublaient l’harmonie des campagnes, n’ont-ils pas suscité les foudres des élites parisiennes ! Cette idée a été construite progressivement par l’Etat avec les politiques de protection des monuments historiques, des sites et de la nature. Porter atteinte au paysage, n’est-ce pas d’abord aujourd’hui ne pas respecter les règles prescrites par l’Etat et ses agents et, tenir compte du paysage, avoir recours aux compétences de ces agents.
Si on la pense un instant, cette vulgate signifie que, en France, toute pratique de production d’espaces ruraux ou urbains, doit justifier son « intégration » paysagère (comme dans le cas des volets paysagers du permis de construire), et que tout acteur d’un changement dans le paysage est présumé coupable d’une faute (de goût ou de non-conformité aux règles locales). Si son projet est conforme, il lui est délivré, par arrêté communal, un certificat de non-opposition ! 
 C’est donc par l’encadrement de la liberté d’agir que le mal paysager  serait endigué, comme si le serpent de l’Eden chrétien continuait à menacer les hommes. Où que ce mal devait leur être imputé. Dans ce contexte régulateur, la symbolique paysagère, sa polysémie, ne peut plus fonctionner, puisque réduits à des productions du droit, les paysages ne racontent plus rien : les sens cosmologiques et existentiels des paysages disparaissent. Cette crise nouvelle ne peut pas être ignorée.
À suivre.










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